un assez grand bruit.
Hélas! hélas! c'était l'ambassadeur Mirlifiche, avec tous ses
mirlifichons, qui retournaient en Magotie, tristes et désolés de la
fuite de Babiole. Un singe de la troupe était monté à la dînée sur un
noyer, pour abattre des noix et nourrir les magotins; mais il fut à
peine au haut de l'arbre, que regardant de tous côtés, il aperçut
Babiole sur la pauvre tortue, qui cheminait lentement en pleine
campagne. À cette vue il se prit à crier si fort, que les singes
assemblés lui demandèrent en leur langage de quoi il était question; il
le dit: on lâcha aussitôt les perroquets, les pies et geais, qui
volèrent jusqu'où elle était, et sur leur rapport l'ambassadeur, les
guenons et le reste de l'équipage coururent et l'arrêtèrent.
Quel déplaisir pour Babiole! il serait difficile d'en avoir un plus
grand et plus sensible; on la contraignit de monter dans le carrosse du
corps, il fut aussitôt entouré des plus vigilantes guenons, de quelques
renards et d'un coq qui se percha sur l'impériale, faisant la sentinelle
jour et nuit. Un singe menait la tortue en main, comme un animal rare:
ainsi la cavalcade continua son voyage au grand déplaisir de Babiole qui
n'avait pour toute compagnie que madame Gigogna, guenon acariâtre et peu
complaisante.
Au bout de trois jours, qui s'étaient passés sans aucune aventure, les
guides s'étant égarés, ils arrivèrent tous dans une grande et fameuse
ville qu'ils ne connaissaient point; mais ayant aperçu un beau jardin,
dont la porte était ouverte, ils s'y arrêtèrent, et firent main-basse
partout, comme en pays de conquête. L'un croquait des noix, l'autre
gobait des cerises, l'autre dépouillait un prunier; enfin, il n'y avait
si petit singenot qui n'allât à la picorée, et qui ne fît magasin.
Il faut savoir que cette ville était la capitale du royaume où Babiole
avait pris naissance; que la reine, sa mère, y demeurait, et que depuis
le malheur qu'elle avait eu de voir métamorphoser sa fille en guenuche,
par le bouquet d'aubépine, elle n'avait jamais voulu souffrir dans ses
états, ni guenuches, ni sapajou, ni magot, enfin rien qui pût rappeler à
son souvenir la fatalité de sa déplorable aventure. On regardait là un
singe comme un perturbateur du repos public. De quel étonnement fut donc
frappé le peuple, en voyant arriver un carrosse de carte, un chariot de
paille peinte, et le reste du plus surprenant équipage qui se soit vu
depuis que les contes sont contes, et que les fées sont fées?
Ces nouvelles volèrent au palais, la reine demeura transie, elle crut
que la gente singenote voulait attenter à son autorité. Elle assembla
promptement son conseil, elle les fit condamner tous comme criminels de
lèse-majesté; et ne voulant pas perdre l'occasion de faire un exemple
assez fameux pour qu'on s'en souvînt à l'avenir, elle envoya ses gardes
dans le jardin, avec ordre de prendre tous les singes. Ils jetèrent de
grands filets sur les arbres, la chasse fut bientôt faite, et, malgré le
respect dû à la qualité d'ambassadeur, ce caractère se trouva fort
méprisé en la personne de Mirlifiche, que l'on jeta impitoyablement dans
le fond d'une cave sous un grand poinçon vide, où lui et ses camarades
furent emprisonnés, avec les dames guenuches et les demoiselles
guenuchonnes, qui accompagnaient Babiole.
À son égard elle ressentait une joie secrète de ce nouveau désordre:
quand les disgrâces sont à un certain point, l'on n'appréhende plus
rien, et la mort même peut être envisagée comme un bien; c'était la
situation où elle se trouvait, le coeur occupé du prince, qui l'avait
méprisée, et l'esprit rempli de l'affreuse idée du roi Magot, dont elle
était sur le point de devenir la femme. Au reste, il ne faut pas oublier
de dire que son habit était si joli et ses manières si peu communes, que
ceux qui l'avaient prise s'arrêtèrent à la considérer comme quelque
chose de merveilleux; et lorsqu'elle leur parla, ce fut bien un autre
étonnement, ils avaient déjà entendu parler de l'admirable Babiole. La
reine qui l'avait trouvée, et qui ne savait point la métamorphose de sa
nièce, avait écrit très souvent à sa soeur, qu'elle possédait une
guenuche merveilleuse, et qu'elle la priait de la venir voir; mais la
reine affligée passait cet article sans le vouloir lire. Enfin les
gardes, ravis d'admiration, portèrent Babiole dans une grande galerie,
ils y firent un petit trône; elle s'y plaça plutôt en souveraine qu'en
guenuche prisonnière, et la reine venant à passer, demeura si vivement
surprise de sa jolie figure, et du gracieux compliment qu'elle lui fit,
que malgré elle, la nature parla en faveur de l'infante.
Elle la prit entre ses bras. La petite créature animée de son côté par
des mouvements qu'elle n'avait point encore ressentis, se jeta à son
cou, et lui dit des choses si tendres et si engageantes, qu'elle faisait
l'admiration de tous ceux qui l'entendaient.
«Non, madame, s'écriait-elle, ce n'est point la peur d'une mort
prochaine, dont j'apprends que vous menacez l'infortunée race des
singes, qui m'effraie et qui m'engage de chercher les moyens de vous
plaire et de vous adoucir; la fin de ma vie n'est pas le plus grand
malheur qui puisse m'arriver, et j'ai des sentiments si fort au-dessus
de ce que je suis, que je regretterais la moindre démarche pour ma
conservation; c'est donc par rapport à vous seule, madame, que je vous
aime, votre couronne me touche bien moins que votre mérite.»
À votre avis, que répondre à une Babiole si complimenteuse et si
révérencieuse? La reine plus muette qu'une carpe, ouvrait deux grands
yeux, croyait rêver, et sentait que son coeur était fort ému.
Elle emporta la guenuche dans son cabinet. Lorsqu'elles furent seules,
elle lui dit:
«Ne diffère pas un moment à me conter tes aventures; car je sens bien
que de toutes les bestioles qui peuplent les ménageries, et que je garde
dans mon palais, tu seras celle que j'aimerai davantage: je t'assure
même qu'en ta faveur je ferai grâce aux singes qui t'accompagnent.
--Ha! madame, s'écria-t-elle, je ne vous en demande point pour eux: mon
malheur m'a fait naître guenuche, et ce même malheur m'a donné un
discernement qui me fera souffrir jusqu'à la mort; car enfin, que
puis-je ressentir lorsque je me vois dans mon miroir, petite, laide et
noire, ayant des pattes couvertes de poils, avec une queue et des dents
toujours prêtes à mordre, et que d'ailleurs je ne manque point d'esprit,
que j'ai du goût, de la délicatesse et des sentiments?
--Es-tu capable, dit la reine, d'en avoir de tendresse?»
Babiole soupira sans rien répondre.
«Oh! continua la reine, il faut me dire si tu aimes un singe, un lapin
ou un écureuil; car si tu n'es point trop engagée, j'ai un nain qui
serait bien ton fait.»
Babiole à cette proposition prit un air dédaigneux, dont la reine
s'éclata de rire.
«Ne te fâche point, lui dit-elle, et apprends-moi par quel hasard tu
parles?
--Tout ce que je sais de mes aventures, répliqua Babiole, c'est que la
reine, votre soeur, vous eut à peine quittée, après la naissance et la
mort de la princesse, votre fille, qu'elle vit en passant sur le bord de
la mer, un de vos valets de chambre qui voulait me noyer. Je fus
arrachée de ses mains par son ordre; et par un prodige dont tout le
monde fut également surpris, la parole et la raison me vinrent: l'on me
donna des maîtres qui m'apprirent plusieurs langues, et à toucher des
instruments enfin, madame, je devins sensible à mes disgrâces, et....
Mais, s'écria-t-elle, voyant le visage de la reine pâle et couvert d'une
sueur froide: qu'avez-vous, madame? Je remarque un changement
extraordinaire en votre personne.
--Je me meurs! dit la reine d'une voix faible et mal articulée; je me
meurs, ma chère et trop malheureuse fille! c'est donc aujourd'hui que je
te retrouve.»
À ces mots, elle s'évanouit. Babiole effrayée, courut appeler du
secours, les dames de la reine se hâtèrent de lui donner de l'eau, de la
délacer et de la mettre au lit; Babiole s'y fourra avec elle, l'on n'y
prit pas seulement garde, tant elle était petite.
Quand la reine fut revenue de la longue pâmoison où le discours de la
princesse l'avait jetée, elle voulut rester seule avec les dames qui
savaient le secret de la fatale naissance de sa fille, elle leur raconta
ce qui lui était arrivé, dont elles demeurèrent si éperdues, qu'elles ne
savaient quel conseil lui donner. Mais elle leur commanda de lui dire ce
qu'elles croyaient à propos de faire dans une conjoncture si triste. Les
unes dirent qu'il fallait étouffer la guenuche, d'autres la renfermer
dans un trou, d'autres encore la voulaient renvoyer à la mer. La reine
pleurait et sanglotait.
«Elle a tant d'esprit, disait-elle, quel dommage de la voir réduite par
un bouquet enchanté, dans ce misérable état? Mais au fond,
continuait-elle, c'est ma fille, c'est mon sang, c'est moi qui lui ai
attiré l'indignation de la méchante Fanferluche; est-il juste qu'elle
souffre de la haine que cette fée a pour moi?
--Oui, madame, s'écria sa vieille dame d'honneur, il faut sauver votre
gloire; que penserait-on dans le monde, si vous déclariez qu'une monne
est votre infante? Il n'est point naturel d'avoir de tels enfants, quand
on est aussi belle que vous.»
La reine perdait patience de l'entendre raisonner ainsi. Elle et les
autres n'en soutenaient pas avec moins de vivacité, qu'il fallait
exterminer ce petit monstre; et pour conclusion, elle résolut d'enfermer
Babiole dans un château, où elle serait bien nourrie et bien traitée le
reste de ses jours.
Lorsqu'elle entendit que la reine voulait la mettre en prison, elle se
coula tout doucement par la ruelle du lit, et se jetant de la fenêtre
sur un arbre du jardin, elle se sauva jusqu'à la grande forêt, et laissa
tout le monde en rumeur de ne la point trouver.
Elle passa la nuit dans le creux d'un chêne, où elle eut le temps de
moraliser sur la cruauté de sa destinée: mais ce qui lui faisait plus de
peine, c'était la nécessité où on la mettait de quitter la reine;
cependant elle aimait mieux s'exiler volontairement, et demeurer
maîtresse de sa liberté, que de la perdre pour jamais.
Dès qu'il fut jour, elle continua son voyage, sans savoir où elle
voulait aller, pensant et repensant mille fois à la bizarrerie d'une
aventure si extraordinaire.
«Quelle différence, s'écriait-elle, de ce que je suis, à ce que je
devrais être!»
Les larmes coulaient abondamment des petits yeux de la pauvre Babiole.
Aussitôt que le jour parut, elle partit: elle craignait que la reine ne
la fît suivre, ou que quelqu'un des singes échappés de la cave ne la
menât malgré elle au roi Magot; elle alla tant et tant, sans suivre ni
chemin ni sentier, qu'elle arriva dans un grand désert où il n'y avait
ni maison, ni arbre, ni fruits, ni herbe, ni fontaine: elle s'y engagea
sans réflexion, et lorsqu'elle commença d'avoir faim, elle connut, mais
trop tard, qu'il y avait bien de l'imprudence à voyager dans un tel
pays.
Deux jours et deux nuits s'écoulèrent, sans qu'elle pût même attraper un
vermisseau, ni un moucheron: la crainte de la mort la prit; elle était
si faible qu'elle s'évanouissait, elle se coucha par terre, et venant à
se souvenir de l'olive et de la noisette qui étaient encore dans le
petit coffre de verre, elle jugea qu'elle en pourrait faire un léger
repas. Toute joyeuse de ce rayon d'espérance, elle prit une pierre, mit
le coffre en pièce, et croqua l'olive. Mais elle y eut à peine donné un
coup de dent, qu'il en sortit une si grande abondance d'huile parfumée,
que tombant sur ses pattes, elles devinrent les plus belles mains du
monde; sa surprise fut extrême, elle prit de cette huile, et s'en frotta
tout entière! merveille! Elle se rendit sur-le-champ si belle, que rien
dans l'univers ne pouvait l'égaler; elle se sentait de grands yeux, une
petite bouche, le nez bien fait, elle mourait d'envie d'avoir un miroir;
enfin elle s'avisa d'en faire un du plus grand morceau de verre de son
coffre. Ô quand elle se vit, quelle joie! quelle surprise agréable! Ses
habits grandirent comme elle, elle était bien coiffée, ses cheveux
faisaient mille boucles, son teint avait la fraîcheur des fleurs du
printemps.
Les premiers moments de sa surprise étant passés, la faim se fit
ressentir plus pressante, et ses regrets augmentèrent étrangement.
«Quoi! disait-elle, si belle et si jeune, née princesse comme je le
suis, il faut que je périsse dans ces tristes lieux. Ô! barbare fortune
qui m'as conduite ici; qu'ordonnes-tu de mon sort? Est-ce pour
m'affliger davantage que tu as fait un changement si heureux et si
inespéré en moi? Et toi, vénérable fleuve Biroqua, qui me sauvas la vie
si généreusement, me laisseras-tu périr dans cette affreuse solitude?»
L'infante demandait inutilement du secours, tout était sourd à sa voix:
la nécessité de manger la tourmentait à tel point,