qu'elle prit la
noisette et la cassa: mais en jetant la coquille, elle fut bien surprise
d'en voir sortir des architectes, des peintres, des maçons, des
tapissiers, des sculpteurs, et mille autres sortes d'ouvriers; les uns
dessinent un palais, les autres le bâtissent, d'autres le meublent;
ceux-là peignent les appartements, ceux-ci cultivent les jardins, tout
brille d'or et d'azur: l'on sert un repas magnifique; soixante
princesses mieux habillées que des reines, menées par des écuyers, et
suivies de leurs pages, lui vinrent faire de grands compliments, et la
convièrent au festin qui l'attendait. Aussitôt Babiole, sans se faire
prier, s'avança promptement vers le salon; et là d'un air de reine, elle
mangea comme une affamée. À peine fut-elle hors de table, que ses
trésoriers firent apporter devant elle quinze mille coffres, grands
comme des muids, remplis d'or et de diamants: ils lui demandèrent si
elle avait agréable qu'ils payassent les ouvriers qui avaient bâti son
palais. Elle dit que cela était juste, à condition qu'ils bâtiraient
aussi une ville, qu'ils se marieraient, et resteraient avec elle. Tous y
consentirent, la ville fut achevée en trois quarts d'heure, quoiqu'elle
fût cinq fois plus grande que Rome. Voilà bien des prodiges sortis d'une
petite noisette.
La princesse minutait dans son esprit d'envoyer une célèbre ambassade à
la reine sa mère, et de faire faire quelques reproches au jeune prince,
son cousin. En attendant qu'elle prît là-dessus les mesures nécessaires,
elle se divertissait à voir courre la bague, dont elle donnait toujours
le prix, au jeu, à la comédie, à la chasse et à la pêche, car l'on y
avait conduit une rivière. Le bruit de sa beauté se répandait par tout
l'univers; il venait à sa cour des rois, des quatre coins du monde, des
géants plus hauts que les montagnes, et des pygmées plus petits que des
rats.
Il arriva qu'un jour que l'on faisait une grande fête, où plusieurs
chevaliers rompaient des lances, ils en vinrent à se fâcher, les uns
contre les autres, ils se battirent et se blessèrent. La princesse en
colère descendit de son balcon pour reconnaître les coupables: mais
lorsqu'on les eut désarmés, que devint-elle quand elle vit le prince,
son cousin. S'il n'était pas mort, il s'en fallait si peu, qu'elle en
pensa mourir elle-même de surprise et de douleur. Elle le fit porter
dans le plus bel appartement du palais, où rien ne manquait de tout ce
qui lui était nécessaire pour sa guérison, médecin de Chodrai,
chirurgiens, onguents, bouillons, sirops; l'infante faisait elle-même
les bandes et les charpies, ses yeux les arrosaient de larmes, et ces
larmes auraient dû servir de baume au malade. Il l'était en effet de
plus d'une manière car sans compter une demi-douzaine de coups d'épée,
et autant de coups de lance qui le perçaient de part en part, il était
depuis longtemps incognito dans cette cour, et il avait éprouvé le
pouvoir des beaux yeux de Babiole, d'une manière à n'en guérir de sa
vie. Il est donc aisé de juger à présent d'une partie de ce qu'il
ressentit, quand il put lire sur le visage de cette aimable princesse,
qu'elle était dans la dernière douleur de l'état où il était réduit. Je
ne m'arrêterai point à redire toutes les choses que son coeur lui
fournit pour la remercier des bontés qu'elle lui témoignait; ceux qui
l'entendirent furent surpris qu'un homme si malade pût marquer tant de
passion et de reconnaissance. L'infante qui en rougit plus d'une fois,
le pria de se taire; mais l'émotion et l'ardeur de ses discours le
menèrent si loin, qu'elle le vit tomber tout d'un coup dans une agonie
affreuse. Elle s'était armée jusque-là de constance; enfin, elle la
perdit à tel point qu'elle s'arracha les cheveux, qu'elle jeta les hauts
cris, et qu'elle donna lieu de croire à tout le monde, que son coeur
était de facile accès, puisqu'en si peu de temps, elle avait pris tant
de tendresse pour un étranger; car on ne savait point en Babiolie (c'est
le nom qu'elle avait donné à son royaume) que le prince était son
cousin, et qu'elle l'aimait dès sa plus grande jeunesse.
C'était en voyageant qu'il s'était arrêté dans cette cour, et comme il
n'y connaissait personne pour le présenter à l'infante, il crut que rien
ne ferait mieux que de faire devant elle cinq ou six galanteries de
héros c'est-à-dire, couper bras et jambes aux chevaliers du tournoi mais
il n'en trouva aucun assez complaisant pour le souffrir. Il y eut donc
une rude mêlée; le plus fort battit le plus faible, et ce plus faible,
comme je l'ai déjà dit, fut le prince. Babiole désespérée, courait les
grands chemins sans carrosse et sans gardes, elle entra ainsi dans un
bois, elle tomba évanouie au pied d'un arbre, où la fée Fanferluche qui
ne dormait point, et qui ne cherchait que des occasions de mal faire,
vint l'enlever dans une nuée plus noire que de l'encre, et qui allait
plus vite que le vent. La princesse resta quelque temps sans aucune
connaissance enfin elle revint à elle; jamais surprise n'a été égale à
la sienne, de se retrouver si loin de la terre, et si proche du pôle; le
parquet de nuée n'est pas solide, de sorte qu'en courant de-çà et de-là,
il lui semblait marcher sur des plumes, et la nuée s'entr'ouvrant, elle
avait beaucoup de peine de s'empêcher de tomber; elle ne trouvait
personne avec qui se plaindre, car la méchante Fanferluche s'était
rendue invisible: elle eut le temps de penser à son cher prince, et à
l'état où elle l'avait laissé, et elle s'abandonna aux sentiments les
plus douloureux qui puissent occuper une âme.
«Quoi! s'écriait-elle, je suis encore capable de survivre à ce que
j'aime, et l'appréhension d'une mort prochaine trouve quelque place dans
mon coeur! Ah! si le soleil voulait me rôtir, qu'il me rendrait un bon
office; ou si je pouvais me noyer dans l'arc-en-ciel, que je serais
contente! Mais, hélas! tout le zodiaque est sourd à ma voix, le
Sagittaire n'a point de flèches, le Taureau de cornes et le Lion de
dents: peut-être que la terre sera plus obligeante, et qu'elle m'offrira
la pointe d'un rocher sur lequel je me tuerai. Ô! prince, mon cher
cousin, que n'êtes-vous ici, pour me voir faire la plus tragique
cabriole dont une amante désespérée se puisse aviser.»
En achevant ces mots, elle courut au bout de la nuée, et se précipita
comme un trait que l'on décoche avec violence.
Tous ceux qui la virent, crurent que c'était la lune qui tombait; et
comme l'on était pour lors en décours, plusieurs peuples qui l'adorent
et qui restent du temps sans la revoir, prirent le grand deuil, et se
persuadèrent que le soleil, par jalousie, lui avait joué ce mauvais
tour.
Quelque envie qu'eût l'infante de mourir, elle n'y réussit pas, elle
tomba dans la bouteille de verre où les fées mettaient ordinairement
leur ratafia au soleil mais quelle bouteille! il n'y a point de tour
dans l'univers qui soit si grande; par bonheur elle était vide, car elle
s'y serait noyée comme une mouche.
Six géants la gardaient, ils reconnurent aussitôt l'infante; c'étaient
les mêmes qui demeuraient dans sa cour et qui l'aimaient: la maligne
Fanferluche qui ne faisait rien au hasard, les avait transportés là,
chacun sur un dragon volant, et ces dragons gardaient la bouteille quand
les géants dormaient. Pendant qu'elle y fut, il y eut bien des jours où
elle regretta sa peau de guenuche; elle vivait comme les caméléons, de
l'air et de la rosée.
La prison de l'infante n'était sue de personne; le jeune prince
l'ignorait, il n'était pas mort, et demandait sans cesse Babiole. Il
s'apercevait assez, par la mélancolie de tous ceux qui le servaient,
qu'il y avait un sujet de douleur générale à la cour; sa discrétion
naturelle l'empêcha de chercher à la pénétrer mais lorsqu'il fut
convalescent, il pressa si fort qu'on lui apprît des nouvelles de la
princesse, que l'on n'eut pas le courage de lui celer sa perte. Ceux qui
l'avaient vue entrer dans le bois, soutenaient qu'elle y avait été
dévorée par les lions; et d'autres croyaient qu'elle s'était tuée de
désespoir d'autres encore qu'elle avait perdu l'esprit, et qu'elle
allait errante par le monde.
Comme cette dernière opinion était la moins terrible, et qu'elle
soutenait un peu l'espérance du prince, il s'y arrêta, et partit sur
Criquetin dont j'ai déjà parlé, mais je n'ai pas dit que c'était le fils
aîné de Bucéphale, et l'un des meilleurs chevaux qu'on ait vus dans ce
siècle-là: il lui mit la bride sur le cou, et le laissa aller à
l'aventure; il appelait l'infante, les échos seuls lui répondaient.
Enfin il arriva au bord d'une grosse rivière. Criquetin avait soif, il y
entra pour boire, et le prince, selon la coutume, se mit à crier de
toute sa force:
«Babiole, belle Babiole, où êtes-vous?»
Il entendit une voix, dont la douceur semblait réjouir l'onde: cette
voix lui dit:
«Avance, et tu sauras où elle est.»
À ces mots, le prince aussi téméraire qu'amoureux, donne deux coups
d'éperons à Criquetin, il nage et trouve un gouffre où l'eau plus rapide
se précipitait, il tomba jusqu'au fond, bien persuadé qu'il s'allait
noyer.
Il arriva heureusement chez le bonhomme Biroqua, qui célébrait les noces
de sa fille avec un fleuve des plus riches et des plus graves de la
contrée; toutes les déités poissonneuses étaient dans sa grotte; les
tritons et les sirènes y faisaient une musique agréable, et la rivière
Biroquie, légèrement vêtue, dansait les olivettes avec la Seine, la
Tamise, l'Euphrate et le Gange, qui étaient assurément venus de fort
loin pour se divertir ensemble. Criquetin, qui savait vivre, s'arrêta
fort respectueusement à l'entrée de la grotte, et le prince qui savait
encore mieux vivre que son cheval, faisant une profonde révérence,
demanda s'il était permis à un mortel comme lui de paraître au milieu
d'une si belle troupe.
Biroqua prit la parole, et répliqua d'un air affable qu'il leur faisait
honneur et plaisir.
«Il y a quelques jours que je vous attends, seigneur, continua-t-il, je
suis dans vos intérêts, et ceux de l'infante me sont chers: il faut que
vous la retiriez du lieu fatal où la vindicative Fanferluche l'a mise en
prison, c'est dans une bouteille.
--Ah! que me dites-vous, s'écria le prince, l'infante est dans une
bouteille?
--Oui, dit le sage vieillard, elle y souffre beaucoup: mais je vous
avertis, seigneur, qu'il n'est pas aisé de vaincre les géants et les
dragons qui la gardent, à moins que vous ne suiviez mes conseils. Il
faut laisser ici votre bon cheval, et que vous montiez sur un dauphin
ailé que je vous élève depuis longtemps.»
Il fit venir le dauphin sellé et bridé, qui faisait si bien des voltes
et courbettes, que Criquetin en fut jaloux.
Biroquie et ses compagnes s'empressèrent aussitôt d'armer le prince.
Elles lui mirent une brillante cuirasse d'écailles de carpes dorées, on
le coiffa de la coquille d'un gros limaçon, qui était ombragée d'une
large queue de morue, élevée en forme d'aigrette; une naïade le ceignit
d'une anguille, de laquelle pendait une redoutable épée faite d'une
longue arête de poisson; on lui donna ensuite une large écaille de
tortue dont il se fit un bouclier; et dans cet équipage, il n'y eut si
petit goujon qui ne le prît pour le dieu des soles, car il faut dire la
vérité, ce jeune prince avait un certain air, qui se rencontre rarement
parmi les mortels.
L'espérance de retrouver bientôt la charmante princesse qu'il aimait,
lui inspira une joie dont il n'avait pas été capable depuis sa perte; et
la chronique de ce fidèle conte marque qu'il mangea de bon appétit chez
Biroqua, et qu'il remercia toute la compagnie en des termes peu communs;
il dit adieu à son Criquetin, puis monta sur le poisson volant qui
partit aussitôt. Le prince se trouva, à la fin du jour, si haut, que
pour se reposer un peu, il entra dans le royaume de la lune. Les raretés
qu'il y découvrit auraient été capables de l'arrêter, s'il avait eu un
désir moins pressant de tirer son infante de la bouteille où elle vivait
depuis plusieurs mois. L'aurore paraissait à peine lorsqu'il la
découvrit environnée des géants et des dragons que la fée, par la vertu
de sa petite baguette, avait retenus auprès d'elle; elle croyait si peu
que quelqu'un eût assez de pouvoir pour la délivrer, qu'elle se reposait
sur la vigilance de ses terribles gardes pour la faire souffrir.
Cette belle princesse regardait pitoyablement le ciel, et lui adressait
ses tristes plaintes, quand elle vit le dauphin volant et le chevalier
qui venait la délivrer. Elle n'aurait pas cru cette aventure possible,
quoiqu'elle sût, par sa propre expérience, que les choses les plus
extraordinaires se rendent familières pour certaines personnes.
«Serait-ce bien par la malice de quelques fées, disait-elle, que ce
chevalier est transporté dans les airs? Hélas, que je le plains, s'il
faut qu'une bouteille ou une carafe lui serve