du roi,
mais pour Finette elle lavera les écuelles dans la cuisine, car elle est
faite comme une souillon, et si l'on demande qui elle est, gardons-nous
bien de l'appeler notre soeur: il faudra dire que c'est la petite
vachère du village.»
Finette qui était pleine d'esprit et de beauté, se désespérait d'être si
maltraitée. Quand elles furent à la porte du château, elles frappèrent:
aussitôt une vieille femme épouvantable leur vint ouvrir, elle n'avait
qu'un oeil au milieu du front, mais il était plus grand que cinq ou six
autres, le nez plat, le teint noir et la bouche si horrible, qu'elle
faisait peur; elle avait quinze pieds de haut et trente de tour.
«Ô malheureuses! qui vous amène ici? leur dit-elle. Ignorez-vous que
c'est le château de l'ogre, et qu'à peine pouvez-vous suffire pour son
déjeuner; mais je suis meilleure que mon mari; entrez, je ne vous
mangerai pas tout d'un coup, vous aurez la consolation de vivre deux ou
trois jours davantage.»
Quand elles entendirent l'ogresse parler ainsi, elles s'enfuirent,
croyant se pouvoir sauver, mais une seule de ses enjambées en valait
cinquante des leurs; elle courut après et les reprit, les unes par les
cheveux, les autres par la peau du cou; et les mettant sous son bras,
elle les jeta toutes trois dans la cave qui était pleine de crapauds et
de couleuvres, et l'on ne marchait que sur les os de ceux qu'ils avaient
mangés.
Comme elle voulait croquer sur-le-champ Finette, elle fut quérir du
vinaigre, de l'huile et du sel pour la manger en salade; mais elle
entendit venir l'ogre, et trouvant que les princesses avaient la peau
blanche et délicate, elle résolut de les manger toute seule, et les mit
promptement sous une grande cuve où elles ne voyaient que par un trou.
L'ogre était six fois plus haut que sa femme; quand il parlait, la
maison tremblait, et quand il toussait, il semblait des éclats de
tonnerre; il n'avait qu'un grand vilain oeil, ses cheveux étaient tout
hérissés, il s'appuyait sur une bûche dont il avait fait une canne; il
avait dans sa main un panier couvert; il en tira quinze petits enfants
qu'il avait volés par les chemins, et qu'il avala comme quinze oeufs
frais. Quand les trois princesses le virent, elles tremblaient sous la
cuve, elles n'osaient pleurer bien haut, de peur qu'il ne les entendît;
mais elles s'entredisaient tout bas:
«Il va nous manger tout en vie, comment nous sauverons-nous?»
L'ogre dit à sa femme:
«Vois-tu, je sens chair fraîche, je veux que tu me la donnes.
--Bon, dit l'ogresse, tu crois toujours sentir chair fraîche, et ce sont
tes moutons qui sont passés par là.
--Oh, je ne me trompe point, dit l'ogre, je sens chair fraîche
assurément; je vais chercher partout.
--Cherche, dit-elle, et tu ne trouveras rien.
--Si je trouve, répliqua l'ogre, et que tu me le caches, je te couperai
la tête pour en faire une boule.»
Elle eut peur de cette menace, et lui dit:
«Ne te fâche point, mon petit ogrelet, je vais te déclarer la vérité. Il
est venu aujourd'hui trois jeunes fillettes que j'ai prises, mais ce
serait dommage de les manger, car elles savent tout faire. Comme je suis
vieille, il faut que je me repose; tu vois que notre belle maison est
fort malpropre, que notre pain n'est pas cuit, que la soupe ne te semble
plus si bonne, et que je ne te parais plus si belle, depuis que je me
tue de travailler; elles seront mes servantes; je te prie, ne les mange
pas à présent; si tu en as envie quelque jour, tu en seras assez le
maître.»
L'ogre eut bien de la peine à lui promettre de ne les pas manger tout à
l'heure. Il disait:
«Laisse-moi faire, je n'en mangerai que deux.--Non, tu n'en mangeras
pas.
--Hé bien, je ne mangerai que la plus petite.»
Et elle disait:
«Non, tu n'en mangeras pas une.»
Enfin après bien des contestations, il lui promit de ne les pas manger.
Elle pensait en elle-même:
«Quand il ira à la chasse, je les mangerai, et je lui dirai qu'elles se
sont sauvées.»
L'ogre sortit de la cave, il lui dit de les mener devant lui; les
pauvres filles étaient presque mortes de peur, l'ogresse les rassura; et
quand il les vit, il leur demanda ce qu'elles savaient faire. Elles
répondirent qu'elles savaient balayer, qu'elles savaient coudre et filer
à merveille, qu'elles faisaient de si bons ragoûts, que l'on mangeait
jusques aux plats, que pour du pain, des gâteaux et des pâtés, l'on en
venait chercher chez elles de mille lieues à la ronde. L'ogre était
friand, il dit:
«Ça, çà, mettons vite ces bonnes ouvrières en besogne; mais, dit-il à
Finette, quand tu as mis le feu au four, comment peux-tu savoir s'il est
assez chaud?
--Monseigneur, répliqua-t-elle, j'y jette du beurre, et puis j'y goûte
avec la langue.
--Hé bien, dit-il, allume donc le four.»
Ce four était aussi grand qu'une écurie, car l'ogre et l'ogresse
mangeaient plus de pain que deux armées. La princesse y fit un feu
effroyable, il était embrasé comme une fournaise, et l'ogre qui était
présent, attendant le pain tendre, mangea cent agneaux et cent petits
cochons de lait. Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit accommodaient la pâte.
Le maître ogre dit:
«Hé bien, le four est-il chaud?»
Finette répondit:
«Monseigneur, vous l'allez voir.»
Elle jeta devant lui mille livres de beurre au fond du four, et puis
elle dit:
Il faut tâter avec la langue, mais je suis trop petite.
--Je suis grand,» dit l'ogre, et se baissant, il s'enfonça si avant
qu'il ne pouvait plus se retirer, de sorte qu'il brûla jusqu'aux os.
Quand l'ogresse vint au four, elle demeura bien étonnée de trouver une
montagne de cendre des os de son mari.
Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit, qui la virent fort affligée, la
consolèrent de leur mieux; mais elles craignaient que sa douleur ne
s'apaisât trop tôt, et que l'appétit lui venant, elle ne les mît en
salade, comme elle avait déjà pensé faire. Elles lui dirent:
«Prenez courage, madame, vous trouverez quelque roi ou quelque marquis,
qui seront heureux de vous épouser.»
Elle sourit un peu, montrant des dents plus longues que le doigt.
Lorsqu'elles la virent de bonne humeur, Finette lui dit:
«Si vous vouliez quitter ces horribles peaux d'ours, dont vous êtes
habillée, vous mettre à la mode, nous vous coifferions à merveille, vous
seriez comme un astre.
--Voyons, dit-elle, comme tu l'entends; mais assure-toi que s'il y a
quelques dames plus jolies que moi, je te hacherai menu comme chair à
pâté.»
Là-dessus les trois princesses lui ôtèrent son bonnet, et se mirent à la
peigner et la friser; en l'amusant de leur caquet, Finette prit une
hache, et lui donna par derrière un si grand coup, qu'elle sépara son
corps d'avec sa tête.
Il ne fut jamais une telle allégresse; elles montèrent sur le toit de la
maison pour se divertir à sonner les clochettes d'or, elles furent dans
toutes les chambres, qui étaient de perles et de diamants, et les
meubles si riches qu'elles mouraient de plaisir; elles riaient et
chantaient, rien ne leur manquait, du blé, des confitures, des fruits et
des poupées en abondance. Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit se couchèrent
dans des lits de brocart et de velours, et s'entredirent: «Nous voilà
plus riches que n'était notre père, quand il avait son royaume, mais il
nous manque d'être mariées, il ne viendra personne ici, cette maison
passe assurément pour un coupe-gorge, car on ne sait point la mort de
l'ogre et de l'ogresse. Il faut que nous allions à la plus prochaine
ville nous faire voir avec nos beaux habits; et nous n'y serons pas
longtemps sans trouver de bons financiers qui seront bien aises
d'épouser des princesses.»
Dès qu'elles furent habillées, elles dirent à Finette qu'elles allaient
se promener, qu'elle demeurât à la maison à faire le ménage et la
lessive, et qu'à leur retour tout fût net et propre; que si elle y
manquait, elles l'assommeraient de coups. La pauvre Finette qui avait le
coeur serré de douleur, resta seule au logis, balayant, nettoyant,
lavant sans se reposer, et toujours pleurant. «Que je suis malheureuse,
disait-elle, d'avoir désobéi à ma marraine, il m'en arrive toutes sortes
de disgrâces; mes soeurs m'ont volé mes riches habits; ils servent à les
parer; sans moi, l'ogre et sa femme se porteraient encore bien; de quoi
me profite de les avoir fait mourir? N'aimerais-je pas autant qu'ils
m'eussent mangée que de vivre comme je vis?» Quand elle avait dit cela,
elle pleurait à étouffer, puis ses soeurs arrivaient chargées d'oranges
de Portugal, de confitures, de sucre, et elles lui disaient: «Ah! que
nous venons d'un beau bal! qu'il y avait de monde! le fils du roi y
dansait; l'on nous a fait mille honneurs: allons, viens nous déchausser
et nous décrotter, car c'est là ton métier.» Finette obéissait; et si
par hasard elle voulait dire un mot pour se plaindre, elles se jetaient
sur elle, et la battaient à la laisser pour morte.
Le lendemain encore elles retournaient et revenaient conter des
merveilles. Un soir que Finette était assise proche du feu sur un
monceau de cendres, ne sachant que faire, elle cherchait dans les fentes
de la cheminée; et cherchant ainsi elle trouva une petite clé si vieille
et si crasseuse, qu'elle eut toutes les peines du monde à la nettoyer.
Quand elle fut claire, elle connut qu'elle était d'or, et pensa qu'une
clé d'or devait ouvrir un beau petit coffre; elle se mit aussitôt à
courir par toute la maison, essayant la clé aux serrures, et enfin elle
trouva une cassette qui était un chef-d'oeuvre. Elle l'ouvrit: il y
avait dedans des habits, des diamants, des dentelles, du linge, des
rubans pour des sommes immenses: elle ne dit mot de sa bonne fortune;
mais elle attendit impatiemment que ses soeurs sortissent le lendemain.
Dès qu'elle ne les vit plus, elle se para, de sorte qu'elle était plus
belle que le soleil.
Ainsi ajustée, elle fut au même bal où ses soeurs dansaient; et
quoiqu'elle n'eût point de masque, elle était si changée en mieux,
qu'elles ne la reconnurent pas. Dès qu'elle parut dans l'assemblée, il
s'éleva un murmure de voix, les unes d'admiration, et les autres de
jalousie. On la prit pour danser, elle surpassa toutes les dames à la
danse, comme elle les surpassait en beauté. La maîtresse du logis vint à
elle, et lui ayant fait une profonde révérence, elle la pria de lui dire
comment elle s'appelait, afin de ne jamais oublier le nom d'une personne
si merveilleuse. Elle lui répondit civilement qu'on la nommait Cendron.
Il n'y eut point d'amant qui ne fût infidèle à sa maîtresse pour
Cendron, point de poète qui ne rimât en Cendron; jamais petit nom ne fit
tant de bruit en si peu de temps; les échos ne répétaient que les
louanges de Cendron; l'on n'avait pas assez d'yeux pour la regarder,
assez de bouche pour la louer.
Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit, qui avaient fait d'abord grand fracas
dans les lieux où elles avaient paru, voyant l'accueil que l'on faisait
à cette nouvelle venue, en crevaient de dépit; mais Finette se démêlait
de tout cela de la meilleure grâce du monde; il semblait, à son air,
qu'elle n'était faite que pour commander. Fleur-d'Amour et
Belle-de-Nuit, qui ne voyaient leur soeur qu'avec de la suie de cheminée
sur le visage, et plus barbouillée qu'un petit chien, avaient si fort
perdu l'idée de sa beauté, qu'elles ne la reconnurent point du tout;
elles faisaient leur cour à Cendron comme les autres. Dès qu'elle voyait
le bal prêt à finir, elle sortait vite, revenait à la maison, se
déshabillait en diligence, reprenait ses guenilles; et quand ses soeurs
arrivaient:
«Ah! Finette, nous venons de voir, lui disaient-elles, une jeune
princesse qui est toute charmante; ce n'est pas une guenuche comme toi;
elle est blanche comme la neige, plus vermeille que les roses; ses dents
sont de perles, ses lèvres de corail; elle a une robe qui pèse plus de
mille livres, ce n'est qu'or et diamants: qu'elle est belle! qu'elle est
aimable!»
Finette répondait entre ses dents:
«Ainsi j'étais, ainsi j'étais.
--Qu'est-ce que tu bourdonnes?», disaient-elles.
Finette répliquait encore plus bas:
«Ainsi j'étais.»
Ce petit jeu dura longtemps; il n'y eut presque pas de jour que Finette
ne changeât d'habits, car la cassette était fée, et plus on y en
prenait, plus il en revenait, et si fort à la mode, que les dames ne
s'habillaient que sur son modèle.
Un soir que Finette avait plus dansé qu'à l'ordinaire, et qu'elle avait
tardé assez tard à se retirer, voulant réparer le temps perdu et arriver
chez elle un peu avant ses soeurs, en marchant de toute sa force, elle
laissa tomber une de ses mules, qui était de velours rouge, toute brodée
de perles. Elle fit son possible pour la retrouver dans le chemin; mais
le temps était si noir, qu'elle prit une peine inutile; elle rentra au
logis, un pied chaussé et l'autre nu.
Le lendemain le prince Chéri, fils aîné du roi, allant à