silence, la conversation, la joie ou la
tristesse, tout parle de ce qu'on ressent.
La reine, impatiente de savoir si le roi Charmant était bien touché,
envoya quérir ceux qu'elle avait mis dans sa confidence, et elle passa
le reste de la nuit à les questionner. Tout ce qu'ils lui disaient ne
servait qu'à confirmer l'opinion où elle était, que le roi aimait
Florine. Mais que vous dirai-je de la mélancolie de cette pauvre
princesse? Elle était couchée par terre dans le donjon de cette horrible
tour où les hommes masqués l'avaient emportée.
--Je serais moins à plaindre, disait-elle, si l'on m'avait mise ici
avant que j'eusse vu cet aimable roi: l'idée que j'en conserve ne peut
servir qu'à augmenter mes peines. Je ne dois pas douter que c'est pour
m'empêcher de le voir davantage que la reine me traite si cruellement.
Hélas! que le peu de beauté dont le Ciel m'a pourvue coûtera cher à mon
repos!
Elle pleurait ensuite si amèrement, si amèrement que sa propre ennemie
en aurait eu pitié si elle avait été témoin de ses douleurs.
C'est ainsi que cette nuit se passa. La reine, qui voulait engager le
roi Charmant par tous les témoignages qu'elle pourrait lui donner de son
attention, lui envoya des habits d'une richesse et d'une magnificence
sans pareille, faits à la mode du pays, et l'ordre des chevaliers
d'amour, qu'elle avait obligé le roi d'instituer le jour de leurs noces.
C'était un coeur d'or émaillé de couleur de feu, entouré de plusieurs
flèches, et percé d'une, avec ces mots: Une seule me blesse. La reine
avait fait tailler pour Charmant un coeur d'un rubis gros comme un oeuf
d'autruche; chaque flèche était d'un seul diamant, longue comme le
doigt, et la chaîne où ce coeur tenait était faite de perles, dont la
plus petite pesait une livre: enfin, depuis que le monde est monde, il
n'avait rien paru de tel.
Le roi, à cette vue, demeura si surpris qu'il fut quelque temps sans
parler. On lui présenta en même temps un livre dont les feuilles étaient
de vélin, avec des miniatures admirables, la couverture d'or, chargée de
pierreries; et les statuts de l'ordre des chevaliers d'amour y étaient
écrits d'un style fort tendre et fort galant. L'on dit au roi que la
princesse qu'il avait vue le priait d'être son chevalier, et qu'elle lui
envoyait ce présent. À ces mots, il osa se flatter que c'était celle
qu'il aimait.
--Quoi! la belle princesse Florine, s'écria-t-il, pense à moi d'une
manière si généreuse et si engageante?
--Seigneur, lui dit-on, vous vous méprenez au nom, nous venons de la
part de l'aimable Truitonne.
--C'est Truitonne qui me veut pour son chevalier! dit le roi d'un air
froid et sérieux, je suis fâché de ne pouvoir accepter cet honneur; mais
un souverain n'est pas assez maître de lui pour prendre les engagements
qu'il voudrait. Je sais ceux d'un chevalier, je voudrais les remplir
tous, et j'aime mieux ne pas recevoir la grâce qu'elle m'offre que de
m'en rendre indigne.
Il remit aussitôt le coeur, la chaîne et le livre dans la même
corbeille; puis il envoya tout chez la reine, qui pensa étouffer de rage
avec sa fille, de la manière méprisante dont le roi étranger avait reçu
une faveur si particulière.
Lorsqu'il put aller chez le roi et la reine, il se rendit dans leur
appartement: il espérait que Florine y serait; il regardait de tous
côtés pour la voir. Dès qu'il entendait entrer quelqu'un dans la
chambre, il tournait la tête brusquement vers la porte; il paraissait
inquiet et chagrin. La malicieuse reine devinait assez ce qui se passait
dans son âme, mais elle n'en faisait pas semblant. Elle ne lui parlait
que de parties de plaisir; il lui répondait tout de travers. Enfin il
demanda où était la princesse Florine.
--Seigneur, lui dit fièrement la reine, le roi son père a défendu
qu'elle sorte de chez elle, jusqu'à ce que ma fille soit mariée.
--Et quelle raison, répliqua le roi, peut-on avoir de tenir cette belle
personne prisonnière?
--Je l'ignore, dit la reine; et quand je le saurais, je pourrais me
dispenser de vous le dire.
Le roi se sentait dans une colère inconcevable; il regardait Truitonne
de travers, et songeait en lui-même que c'était à cause de ce petit
monstre qu'on lui dérobait le plaisir de voir la princesse. Il quitta
promptement la reine: sa présence lui causait trop de peine.
Quand il fut revenu dans sa chambre, il dit à un jeune prince qui
l'avait accompagné, et qu'il aimait fort, de donner tout ce qu'on
voudrait au monde pour gagner quelqu'une des femmes de la princesse,
afin qu'il pût lui parler un moment. Ce prince trouva aisément des dames
du palais qui entrèrent dans la confidence; il y en eut une qui l'assura
que le soir même Florine serait à une petite fenêtre basse qui répondait
sur le jardin, et que par là elle pourrait lui parler, pourvu qu'il prît
de grandes précautions afin qu'on ne le sût pas, «car, ajouta-t-elle, le
roi et la reine sont si sévères, qu'ils me feraient mourir s'ils
découvraient que j'eusse favorisé la passion de Charmant». Le prince,
ravi d'avoir amené l'affaire jusque-là, lui promit tout ce qu'elle
voulait, et courut faire sa cour au roi, en lui annonçant l'heure du
rendez-vous. Mais la mauvaise confidente ne manqua pas d'aller avertir
la reine de ce qui se passait et de prendre ses ordres. Aussitôt elle
pensa qu'il fallait envoyer sa fille à la petite fenêtre; elle
l'instruisit bien; et Truitonne ne manqua rien, quoiqu'elle fût
naturellement une grande bête.
La nuit était si noire, qu'il aurait été impossible au roi de
s'apercevoir de la tromperie qu'on lui faisait, quand même il n'aurait
pas été aussi prévenu qu'il l'était de sorte qu'il s'approcha de la
fenêtre avec des transports de joie inexprimables. Il dit à Truitonne
tout ce qu'il aurait dit à Florine pour la persuader de sa passion.
Truitonne, profitant de la conjoncture, lui dit qu'elle se trouvait la
plus malheureuse personne du monde d'avoir une belle-mère si cruelle, et
qu'elle aurait toujours à souffrir jusqu'à ce que sa fille fût mariée.
Le roi l'assura que, si elle le voulait pour son époux, il serait ravi
de partager avec elle sa couronne et son coeur. Là-dessus, il tira sa
bague de son doigt; et, la mettant au doigt de Truitonne, il ajouta que
c'était un gage éternel de sa foi, et qu'elle n'avait qu'à prendre
l'heure pour partir en diligence. Truitonne répondit le mieux qu'elle
put à ses empressements. Il s'apercevait bien qu'elle ne disait rien qui
vaille; et cela lui aurait fait de la peine, s'il ne se fût persuadé que
la crainte d'être surprise par la reine lui ôtait la liberté de son
esprit. Il ne la quitta qu'à la condition de revenir le lendemain à
pareille heure, ce qu'elle lui promit de tout son coeur.
La reine ayant su l'heureux succès de cette entrevue, elle s'en promit
tout. Et, en effet, le jour étant concerté, le roi vint la prendre dans
une chaise volante, traînée par des grenouilles ailées: un enchanteur de
ses amis lui avait fait ce présent. La nuit était fort noire; Truitonne
sortit mystérieusement par une petite porte, et le roi, qui l'attendait,
la reçut dans ses bras et lui jura cent fois une fidélité éternelle.
Mais comme il n'était pas d'humeur à voler longtemps dans sa chaise
volante sans épouser la princesse qu'il aimait, il lui demanda où elle
voulait que les noces se fissent. Elle lui dit qu'elle avait pour
marraine une fée qu'on appelait Soussio, qui était fort célèbre; qu'elle
était d'avis d'aller au château. Quoique le roi ne sût pas le chemin, il
n'eut qu'à dire à ses grosses grenouilles de l'y conduire; elles
connaissaient la carte générale de l'univers et en peu de temps elles
rendirent le roi et Truitonne chez Soussio.
Le château était si bien éclairé, qu'en arrivant le roi aurait reconnu
son erreur, si la princesse ne s'était soigneusement couverte de son
voile. Elle demanda sa marraine; elle lui parla en particulier, et lui
conta comme quoi elle avait attrapé Charmant, et qu'elle la priait de
l'apaiser.
--Ah! ma fille, dit la fée, la chose ne sera pas facile: il aime trop
Florine; je suis certaine qu'il va nous faire désespérer.
Cependant le roi les attendait dans une salle dont les murs étaient de
diamants, si clairs et si nets, qu'il vit au travers Soussio et
Truitonne causer ensemble. Il croyait rêver.
--Quoi! disait-il, ai-je été trahi? Les démons ont-ils apporté cette
ennemie de notre repos? Vient-elle pour troubler mon mariage? Ma chère
Florine ne paraît point! Son père l'a peut-être suivie!
Il pensait mille choses qui commençaient à le désoler. Mais ce fut bien
pis quand elles entrèrent dans la salle et que Soussio lui dit d'un ton
absolu:
--Roi Charmant, voici la princesse Truitonne, à laquelle vous avez donné
votre foi; elle est ma filleule, et je souhaite que vous l'épousiez tout
à l'heure.
--Moi, s'écria-t-il, moi, j'épouserais ce petit monstre! Vous me croyez
d'un naturel bien docile, quand vous me faites de telles propositions:
sachez que je ne lui ai rien promis; si elle dit autrement, elle en a....
--N'achevez pas, interrompit Soussio, et ne soyez jamais assez hardi
pour me manquer de respect.
--Je consens, répliqua le roi, de vous respecter autant qu'une fée est
respectable, pourvu que vous me rendiez ma princesse.
--Est-ce que je ne la suis pas, parjure? dit Truitonne en lui montrant
sa bague. À qui as-tu donné cet anneau pour gage de ta foi? À qui as-tu
parlé à la petite fenêtre, si ce n'est pas à moi?
--Comment donc! reprit-il, j'ai été déçu et trompé? Non, non, je n'en
serai point la dupe. Allons, allons, mes grenouilles, mes grenouilles,
je veux partir tout à l'heure.
--Ho! ce n'est pas une chose en votre pouvoir, si je n'y consens, dit
Soussio.
Elle le toucha, et ses pieds s'attachèrent au parquet, comme si on les y
avait cloués.
--Quand vous me lapideriez, lui dit le roi, quand vous m'écorcheriez, je
ne serais point à une autre qu'à Florine; j'y suis résolu, et vous
pouvez après cela user de votre pouvoir à votre gré.
Soussio employa la douceur, les menaces, les promesses, les prières.
Truitonne pleura, cria, gémit, se fâcha, s'apaisa. Le roi ne disait pas
un mot, et, les regardant toutes deux avec l'air du monde le plus
indigné, il ne répondait rien à tous leurs verbiages.
Il se passa ainsi vingt jours et vingt nuits, sans qu'elles cessassent
de parler, sans manger, sans dormir et sans s'asseoir. Enfin Soussio, à
bout et fatiguée, dit au roi:
--Ho bien, vous êtes un opiniâtre qui ne voulez pas entendre raison;
choisissez, ou d'être sept ans en pénitence, pour avoir donné votre
parole sans la tenir, ou d'épouser ma filleule.
Le roi, qui avait gardé un profond silence, s'écria tout d'un coup:
--Faites de moi tout ce que vous voudrez, pourvu que je sois délivré de
cette maussade.
--Maussade vous-même, dit Truitonne en colère; je vous trouve un
plaisant roitelet, avec votre équipage marécageux, de venir jusqu'en mon
pays pour me dire des injures et manquer à votre parole. Si vous aviez
quatre deniers d'honneur, en useriez-vous ainsi?
--Voilà des reproches touchants, dit le roi d'un ton railleur.
Voyez-vous, qu'on a tort de ne pas prendre une aussi belle personne pour
sa femme!
--Non, non, elle ne le sera pas, s'écria Soussio en colère. Tu n'as qu'à
t'envoler par cette fenêtre, si tu veux, car tu seras sept ans oiseau
bleu.»
En même temps le roi change de figure; ses bras se couvrent de plumes et
forment des ailes; ses jambes et ses pieds deviennent noirs et menus; il
lui croît des ongles crochus; son corps s'apetisse, il est tout garni de
longues plumes fines et mêlées de bleu céleste; ses yeux s'arrondissent
et brillent comme des soleils; son nez n'est plus qu'un bec d'ivoire; il
s'élève sur sa tête une aigrette blanche, qui forme une couronne; il
chante à ravir, et parle de même. En cet état il jette un cri douloureux
de se voir ainsi métamorphosé, et s'envole à tire-d'aile pour fuir le
funeste palais de Soussio.
Dans la mélancolie qui l'accable, il voltige de branche en branche, et
ne choisit que les arbres consacrés à l'amour ou à la tristesse, tantôt
sur les myrtes, tantôt sur les cyprès; il chante des airs pitoyables, où
il déplore sa méchante fortune et celle de Florine.
--En quel lieu ses ennemis l'ont-ils cachée? disait-il. Qu'est devenue
cette belle victime? La barbarie de la reine la laisse-t-elle encore
respirer? Où la chercherai-je? Suis-je condamné à passer sept ans sans
elle? Peut-être que pendant ce temps on la mariera, et que je perdrai
pour jamais l'espérance qui soutient ma vie.
Ces différentes pensées affligeaient l'oiseau bleu à tel point qu'il
voulait se laisser mourir.
D'un autre côté, la fée Soussio renvoya Truitonne à la reine, qui était
bien inquiète comment les noces se seraient passées. Mais quand elle vit
sa fille, et qu'elle lui raconta tout ce qui venait d'arriver,