corbeau qui tenait une
grenouille, bien intentionné de la croquer.
«Encore que rien ne se présente ici pour me soulager, dit-elle, je ne
veux pas négliger de sauver une pauvre grenouille, qui est aussi
affligée en son espèce, que je le suis dans la mienne.»
Elle se servit du premier bâton qu'elle trouva sous sa main, et fit
quitter prise au corbeau. La grenouille tomba, resta quelque temps
étourdie, et reprenant ensuite ses esprits grenouilliques:
«Belle reine, lui dit-elle, vous êtes la seule personne bienfaisante que
j'aie vue en ces lieux, depuis que la curiosité m'y a conduite.
--Par quelle merveille parlez-vous, petite Grenouille, répondit la
reine, et qui sont les personnes que vous voyez ici? car je n'en ai
encore aperçu aucune.
--Tous les monstres dont ce lac est couvert, reprit Grenouillette, ont
été dans le monde; les uns sur le trône, les autres dans la confidence
de leurs souverains, il y a même des maîtresses de quelques rois, qui
ont coûté bien du sang à l'état: ce sont elle que vous voyez
métamorphosées en sangsues: le destin les envoie ici pour quelque temps,
sans qu'aucun de ceux qui y viennent retourne meilleur et se corrige.
--Je comprends bien, dit la reine, que plusieurs méchants ensemble
n'aident pas à s'amender; mais à votre égard, ma commère la Grenouille,
que faites-vous ici?
--La curiosité m'a fait entreprendre d'y venir, répliqua-t-elle, je suis
demi-fée, mon pouvoir est borné en de certaines choses, et fort étendu
en d'autres; si la fée Lionne me reconnaissait dans ses états, elle me
tuerait.»
«Comment est-il possible, lui dit la reine, que fée ou demi-fée, un
corbeau ait été prêt à vous manger?
--Deux mots vous le feront comprendre, répondit la Grenouille; lorsque
j'ai mon petit chaperon de roses sur ma tête, dans lequel consiste ma
plus grande vertu, je ne crains rien; mais malheureusement je l'avais
laissé dans le marécage, quand ce maudit corbeau est venu fondre sur
moi: j'avoue, madame, que sans vous, je ne serais plus; et puisque je
vous dois la vie, si je peux quelque chose pour le soulagement de la
vôtre, vous pouvez m'ordonner tout ce qu'il vous plaira.
--Hélas! ma chère Grenouille, dit la reine, la mauvaise fée qui me
retient captive, veut que je lui fasse un pâté de mouches; il n'y en a
point ici; quand il y en aurait, on n'y voit pas assez clair pour les
attraper, et je cours grand risque de mourir sous ses coups.
--Laissez-moi faire, dit la Grenouille, avant qu'il soit peu, je vous en
fournirai.»
Elle se frotta aussitôt de sucre, et plus de six mille grenouilles de
ses amies en firent autant: elle fut ensuite dans un endroit rempli de
mouches; la méchante fée en avait là un magasin, exprès pour tourmenter
de certains malheureux. Dès qu'elles sentirent le sucre, elles s'y
attachèrent, et les officieuses grenouilles revinrent au grand galop où
la reine était. Il n'a jamais été une telle capture de mouches, ni un
meilleur pâté que celui qu'elle fit à la fée Lionne. Quand elle le lui
présenta, elle en fut très surprise, ne comprenant point par quelle
adresse elle avait pu les attraper.
La reine qui était exposée à toutes les intempéries de l'air, qui était
empoisonné, coupa quelques cyprès pour commencer à bâtir sa maisonnette.
La Grenouille vint lui offrir généreusement ses services, et se mettant
à la tête de toutes celles qui avaient été quérir les mouches, elles
aidèrent à la reine à élever un petit bâtiment, le plus joli du monde;
mais elle y fut à peine couchée, que les monstres du lac, jaloux de son
repos, vinrent la tourmenter par le plus horrible charivari que l'on eût
entendu jusqu'alors. Elle se leva toute effrayée, et s'enfuit; c'est ce
que les monstres demandaient. Un dragon, jadis tyran d'un des plus beaux
royaumes de l'univers, en prit possession.
La pauvre reine affligée voulut s'en plaindre; mais vraiment on se moqua
bien d'elle, les monstres la huèrent, et la fée Lionne lui dit, que si à
l'avenir elle l'étourdissait de ses lamentations, elle la rouerait de
coups. Il fallut se taire et recourir à la Grenouille, qui était bien la
meilleure personne du monde. Elles pleurèrent ensemble; car aussitôt
qu'elle avait son chaperon de roses, elle était capable de rire et de
pleurer tout comme une autre.
«J'ai, dit-elle, une si grande amitié pour vous, que je veux recommencer
votre bâtiment, quand tous les monstres du lac devraient s'en
désespérer.»
Elle coupa sur-le-champ du bois; et le petit palais rustique de la reine
se trouva fait en si peu de temps, qu'elle s'y retira la même nuit.
La Grenouille, attentive à tout ce qui était nécessaire à la reine, lui
fit un lit de serpolet et de thym sauvage. Lorsque la méchante fée sut
que la reine ne couchait plus par terre, elle l'envoya quérir:
«Quels sont donc les hommes ou les dieux qui vous protègent? lui
dit-elle. Cette terre, toujours arrosée d'une pluie de soufre et de
feux, n'a jamais rien produit qui vaille une feuille de sauge;
j'apprends malgré cela que les herbes odoriférantes croissent sous vos
pas!
--J'en ignore la cause, madame, lui dit la reine, et si je l'attribue à
quelque chose, c'est à l'enfant dont je suis grosse, qui sera peut-être
moins malheureux que moi.»
«L'envie me prend, dit la fée, d'avoir un bouquet des fleurs les plus
rares; essayez si la fortune de votre marmot vous en fournira; si elle y
manque, vous ne manquerez pas de coups; car j'en donne souvent, et les
donne toujours à merveille.»
La reine se prit à pleurer; de telles menaces ne lui convenaient guère,
et l'impossibilité de trouver des fleurs la mettait au désespoir. Elle
s'en retourna dans sa maisonnette; son amie la Grenouille y vint:
«Que vous êtes triste, dit-elle à la reine.
--Hélas! ma chère commère, qui ne le serait? La fée veut un bouquet des
plus belles fleurs; où les trouverai-je? Vous voyez celles qui naissent
ici; il y va cependant de ma vie, si je ne la satisfais.
--Aimable princesse, dit gracieusement la Grenouille, il faut tâcher de
vous tirer de l'embarras où vous êtes: il y a ici une chauve-souris, qui
est la seule avec qui j'ai lié commerce; c'est une bonne créature, elle
va plus vite que moi; je lui donnerai mon chaperon de feuilles de roses,
avec ce secours, elle vous trouvera des fleurs.»
La reine lui fit une profonde révérence; car il n'y avait pas moyen
d'embrasser Grenouillette.
Celle-ci alla aussitôt parler à la chauve-souris, et quelques heures
après elle revint, cachant sous ses ailes des fleurs admirables. La
reine les porta bien vite à la mauvaise fée, qui demeura encore plus
surprise qu'elle ne l'avait été, ne pouvant comprendre par quel miracle
la reine était si bien servie.
Cette princesse rêvait incessamment aux moyens de pouvoir s'échapper.
Elle communiqua son envie à la bonne Grenouille, qui lui dit:
«Madame, permettez-moi avant toutes choses, que je consulte mon petit
chaperon, et nous agirons ensuite selon ses conseils.»
Elle le prit, l'ayant mis sur un fétu, elle brûla devant quelques brins
de genièvre, des câpres et deux petits pois verts; elle coassa cinq
fois, puis la cérémonie finie, remettant le chaperon de roses, elle
commença de parler comme un oracle.
«Le destin, maître de tout, dit-elle, vous défend de sortir de ces
lieux; vous y aurez une princesse plus belle que la mère des amours; ne
vous mettez point en peine du reste, le temps seul peut vous soulager.»
La reine baissa les yeux, quelques larmes en tombèrent mais elle prit la
résolution de croire son amie.
«Tout au moins, lui dit-elle, ne m'abandonnez pas; soyez à mes couches,
puisque je suis condamnée à les faire ici.»
L'honnête Grenouille s'engagea d'être sa Lucine, et la consola le mieux
qu'elle put.
Mais il est temps de parler du roi. Pendant que ses ennemis le tenaient
assiégé dans sa ville capitale, il ne pouvait envoyer sans cesse des
courriers à la reine: cependant ayant fait plusieurs sorties, il les
obligea de se retirer, et il ressentit bien moins le bonheur de cet
événement, par rapport à lui, qu'à la chère reine, qu'il pouvait aller
quérir sans crainte. Il ignorait son désastre, aucun de ses officiers
n'avait osé l'en aller avertir. Ils avaient trouvé dans la forêt le
chariot en pièces, les chevaux échappés, et toute la parure d'amazone
qu'elle avait mise pour l'aller trouver.
Comme ils ne doutèrent point de sa mort, et qu'ils crurent qu'elle avait
été dévorée, il ne fut question entre eux que de persuader au roi
qu'elle était morte subitement. À ces funestes nouvelles, il pensa
mourir lui-même de douleur; cheveux arrachés, larmes répandues, cris
pitoyables, sanglots, soupirs, et autres menus droits du veuvage, rien
ne fut épargné en cette occasion.
Après avoir passé plusieurs jours sans voir personne, et sans vouloir
être vu, il retourna dans sa grande ville, traînant après lui un long
deuil, qu'il portait mieux dans le coeur que dans ses habits. Tous les
ambassadeurs des rois ses voisins vinrent le complimenter; et après les
cérémonies qui sont inséparables de ces sortes de catastrophes, il
s'attacha à donner du repos à ses sujets, en les exemptant de guerre, et
leur procurant un grand commerce.
La reine ignorait toutes ces choses: le temps de ses couches arriva,
elles furent très heureuses: le ciel lui donna une petite princesse,
aussi belle que Grenouille l'avait prédit; elles la nommèrent Moufette,
et la reine avec bien de la peine obtint permission de la fée Lionne de
la nourrir; car elle avait grande envie de la manger, tant elle était
féroce et barbare.
Moufette, la merveille de nos jours, avait déjà six mois; et la reine,
en la regardant avec une tendresse mêlée de pitié, disait sans cesse:
«Ah! si le roi ton père te voyait, ma pauvre petite, qu'il aurait de
joie, que tu lui serais chère! mais peut-être, dans ce même moment,
qu'il commence à m'oublier; il nous croit ensevelies pour jamais dans
les horreurs de la mort: peut-être, dis-je, qu'une autre occupe dans son
coeur la place qu'il m'y avait donnée.»
Ces tristes réflexions lui coûtaient bien des larmes: la Grenouille qui
l'aimait de bonne foi, la voyant pleurer ainsi, lui dit un jour:
«Si vous voulez, madame, j'irai trouver le roi votre époux; le voyage
est long: je chemine lentement: mais enfin un peu plus tôt, ou un peu
plus tard, j'espère arriver.»
Cette proposition ne pouvait être plus agréablement reçue qu'elle le
fut; la reine joignit ses mains, et les fit même joindre à Moufette,
pour marquer à madame la Grenouille l'obligation qu'elle lui aurait
d'entreprendre un tel voyage. Elle l'assura que le roi n'en serait point
ingrat:
«Mais continua-t-elle, de quelle utilité lui pourra être de me savoir
dans ce triste séjour? Il lui sera impossible de m'en retirer.
--Madame, reprit la Grenouille, il faut laisser ce soin aux dieux, et
faire de notre côté ce qui dépend de nous.»
Aussitôt elles se dirent adieu: la reine écrivit au roi avec son propre
sang sur un petit morceau de linge, car elle n'avait ni encre, ni
papier. Elle le priait de croire en toutes choses la vertueuse
Grenouille qui l'allait informer de ses nouvelles.
Elle fut un an et quatre jours à monter les dix mille marches qu'il y
avait depuis la plaine noire, où elle laissait la reine, jusqu'au monde,
et elle demeura une autre année à faire faire son équipage, car elle
était trop fière pour vouloir paraître dans une grande cour comme une
méchante Grenouillette de marécages. Elle fit faire une litière assez
grande pour mettre commodément deux oeufs; elle était couverte toute
d'écaille de tortue en dehors, doublée en peau de jeunes lézards; elle
avait cinquante filles d'honneur; c'était de ces petites reines vertes
qui sautillent dans les prés; chacune était montée sur un escargot, avec
une selle à l'anglaise, la jambe sur l'arçon d'un air merveilleux;
plusieurs rats d'eau, vêtus en pages, précédaient les limaçons, auxquels
elle avait confié la garde de sa personne: enfin rien n'a jamais été si
joli, surtout son chaperon de roses vermeilles, toujours fraîches et
épanouies, lui seyait le mieux du monde. Elle était un peu coquette de
son métier, cela l'avait obligée de mettre du rouge et des mouches; l'on
dit même qu'elle était fardée, comme sont la plupart des dames de ce
pays-là; mais la chose approfondie, l'on a trouvé que c'étaient ses
ennemis qui en parlaient ainsi.
Elle demeura sept ans à faire son voyage, pendant lesquels la pauvre
reine souffrit des maux et des peines inexprimables; et sans la belle
Moufette qui la consolait, elle serait morte cent et cent fois. Cette
merveilleuse petite créature n'ouvrait pas la bouche, et ne disait pas
un mot qu'elle ne charmât sa mère; il n'était pas jusqu'à la fée Lionne
qu'elle n'eût apprivoisée; et enfin au bout de six ans que la reine
avait passés dans cet horrible séjour, elle voulut bien la mener à la
chasse,