à condition que tout ce qu'elle tuerait serait pour elle.
Quelle joie pour la pauvre reine de revoir le soleil! elle en avait si
fort perdu l'habitude, qu'elle en pensa devenir aveugle. Pour Moufette,
elle était si adroite, qu'à cinq ou six ans, rien n'échappait aux coups
qu'elle tirait; par ce moyen, la mère et la fille adoucissaient un peu
la férocité de la fée.
Grenouillette chemina par monts et par vaux, de jour et de nuit; enfin
elle arriva proche de la ville capitale où le roi faisait son séjour;
elle demeura surprise de ne voir partout que des danses et des festins;
on riait, on chantait; et plus elle approchait de la ville, et plus elle
trouvait de joie et de jubilation. Son équipage marécageux surprenait
tout le monde: chacun la suivait; et la foule devint si grande
lorsqu'elle entra dans la ville, qu'elle eut beaucoup de peine à
parvenir jusqu'au palais; c'est en ce lieu que tout était dans la
magnificence. Le roi, veuf depuis neuf ans, s'était enfin laissé fléchir
aux prières de ses sujets; il allait se marier à une princesse moins
belle à la vérité que sa femme, mais qui ne laissait pas d'être fort
agréable.
La bonne Grenouille étant descendue de sa litière, entra chez le roi,
suivie de tout son cortège. Elle n'eut pas besoin de demander audience:
le monarque, sa fiancée et tous les princes avaient trop d'envie de
savoir le sujet de sa venue pour l'interrompre:
«Sire, dit-elle, je ne sais si la nouvelle que je vous apporte vous
donnera de la joie ou de la peine; les noces que vous êtes sur le point
de faire, me persuadent votre infidélité pour la reine.
--Son souvenir m'est toujours cher, dit le roi (en versant quelques
larmes qu'il ne put retenir): mais il faut que vous sachiez, gentille
Grenouille, que les rois ne font pas toujours ce qu'ils veulent; il y a
neuf ans que mes sujets me pressent de me remarier; je leur dois des
héritiers: ainsi j'ai jeté les yeux sur cette jeune princesse qui me
paraît toute charmante.
--Je ne vous conseille pas de l'épouser, car la polygamie est un cas
pendable: la reine n'est pas morte; voici une lettre écrite de son sang,
dont elle m'a chargée: vous avez une petite princesse, Moufette, qui est
plus belle que tous les cieux ensemble.»
Le roi prit le chiffon où la reine avait griffonné quelques mots, il le
baisa, il l'arrosa de ses larmes, il le fit voir à toute l'assemblée,
disant qu'il reconnaissait fort bien le caractère de sa femme, il fit
mille questions à la Grenouille, auxquelles elle répondit avec autant
d'esprit que de vivacité. La princesse fiancée, et les ambassadeurs,
chargés de voir célébrer son mariage, faisaient laide grimace:
«Comment, sire, dit le plus célèbre d'entre eux, pouvez-vous sur les
paroles d'une crapaudine comme celle-ci, rompre un hymen si solennel?
Cette écume de marécage a l'insolence de venir mentir à votre cour, et
goûte le plaisir d'être écoutée!
--Monsieur l'ambassadeur, répliqua la Grenouille, sachez que je ne suis
point écume de marécage, et puisqu'il faut ici étaler ma science,
allons, fées et féos, paraissez.»
Toutes les grenouillettes, rats, escargots, lézards, et elle à leur tête
parurent en effet; mais ils n'avaient plus la figure de ces vilains
petits animaux, leur taille était haute et majestueuse, leur visage
agréable, leurs yeux plus brillants que les étoiles, chacun portait une
couronne de pierreries sur sa tête, et sur ses épaules un manteau royal,
de velours doublé d'hermine, avec une longue queue, que des nains et des
naines portaient. En même temps, voici des trompettes, timbales,
hautbois et tambours qui percent les nues par leurs sons agréables et
guerriers, toutes les fées et féos commencèrent un ballet si légèrement
dansé, que la moindre gambade les élevait jusqu'à la voûte du salon. Le
roi attentif et la future reine n'étaient pas moins surpris l'un que
l'autre, quand ils virent tout d'un coup ces honorables baladins
métamorphosés en fleurs, qui ne baladinaient pas moins, jasmins,
jonquilles, violettes, oeillets et tubéreuses, que lorsqu'ils étaient
pourvus de jambes et de pieds. C'était un parterre animé, dont tous les
mouvements réjouissaient autant l'odorat que la vue.
Un instant après, les fleurs disparurent; plusieurs fontaines prirent
leurs places; elles s'élevaient rapidement, et retombaient dans un large
canal qui se forma au pied du château; il était couvert de petites
galères peintes et dorées, si jolies et si galantes, que la princesse
convia ses ambassadeurs d'y entrer avec elle pour s'y promener. Ils le
voulurent bien, comprenant que tout cela n'était qu'un jeu qui se
terminerait par d'heureuses noces.
Dès qu'ils furent embarqués, la galère, le fleuve et toutes les
fontaines disparurent; les grenouilles redevinrent grenouilles. Le roi
demanda où était sa princesse; la Grenouille repartit:
«Sire, vous n'en devez point avoir d'autre que la reine votre épouse: si
j'étais moins de ses amies, je ne me mettrais pas en peine du mariage
que vous étiez sur le point de faire; mais elle a tant de mérite, et
votre fille Moufette est si aimable, que vous ne devez pas perdre un
moment à tâcher de les délivrer.
--Je vous avoue, madame la Grenouille, dit le roi, que si je ne croyais
pas ma femme morte, il n'y a rien au monde que je ne fisse pour la
ravoir.
--Après les merveilles que j'ai faites devant vous, répliqua-t-elle, il
me semble que vous devriez être persuadé de ce que je vous dis: laissez
votre royaume avec de bons ordres, et ne différez pas à partir. Voici
une bague qui vous fournira les moyens de voir la reine, et de parler à
la fée Lionne, quoiqu'elle soit la plus terrible créature qui soit au
monde.»
Le roi ne voyant plus la princesse qui lui était destinée, sentit que sa
passion pour elle s'affaiblissait fort, et qu'au contraire, celle qu'il
avait eue pour la reine prenait de nouvelles forces.
Il partit sans vouloir être accompagné de personne, et fît des présents
très considérables à la Grenouille:
«Ne vous découragez point, lui dit-elle, vous aurez de terribles
difficultés à surmonter; mais j'espère que vous réussirez dans ce que
vous souhaitez.»
Le roi, consolé par ces promesses, ne prit point d'autres guides que sa
bague pour aller trouver sa chère reine. À mesure que Moufette
grandissait, sa beauté se perfectionnait si fort, que tous les monstres
du lac de vif-argent en devinrent amoureux; l'on voyait des dragons
d'une figure épouvantable, qui venaient ramper à ses pieds. Bien qu'elle
les eût toujours vus, ses beaux yeux ne pouvaient s'y accoutumer, elle
fuyait et se cachait entre les bras de sa mère.
«Serons-nous longtemps ici? lui disait-elle. Nos malheurs ne
finiront-ils point?»
La reine lui donnait de bonnes espérances pour la consoler; mais dans le
fond elle n'en avait aucune; l'éloignement de la Grenouille, son profond
silence, tant de temps passé sans avoir aucunes nouvelles du roi; tout
cela, dis-je, l'affligeait à l'excès.
La fée Lionne s'accoutuma peu à peu à les mener à la chasse; elle était
friande; elle aimait le gibier qu'elles lui tuaient, et pour toute
récompense, elle leur en donnait les pieds ou la tête; mais c'était même
beaucoup de leur permettre de revoir encore la lumière du jour.
Cette fée prenait la figure d'une lionne; la reine ou sa fille
s'asseyaient sur elle, et couraient ainsi les forêts.
Le roi, conduit par sa bague, s'étant arrêté dans une forêt, les vit
passer comme un trait qu'on décoche; il n'en fût pas aperçu; mais
voulant les suivre, elles disparurent absolument à ses yeux.
Malgré les continuelles peines de la reine, sa beauté ne s'était point
altérée; elle lui parut plus aimable que jamais. Tous ses feux se
rallumèrent et ne doutant pas que la jeune princesse qui était avec
elle, ne fût sa chère Moufette, il résolut de périr mille fois, plutôt
que d'abandonner le dessein de les ravoir.
L'officieuse bague le conduisit dans l'obscur séjour où était la reine
depuis tant d'années: il n'était pas médiocrement surpris de descendre
jusqu'au fond de la terre; mais tout ce qu'il y vit l'étonna bien
davantage. La fée Lionne qui n'ignorait rien, savait le jour et l'heure
qu'il devait arriver: que n'aurait-elle pas fait pour que le destin
d'intelligence avec elle en eût ordonné autrement? Mais elle résolut au
moins de combattre son pouvoir de tout le sien.
Elle bâtit au milieu du lac de vif-argent un palais de cristal, qui
voguait comme l'onde; elle y renferma la pauvre reine et sa fille;
ensuite elle harangua tous les monstres qui étaient amoureux de
Moufette:
«Vous perdrez cette belle princesse, leur dit-elle, si vous ne vous
intéressez avec moi à la défendre contre un chevalier qui vient pour
l'enlever.»
Les monstres promirent de ne rien négliger de ce qu'ils pouvaient faire;
ils entourèrent le palais de cristal; les plus légers se placèrent sur
le toit et sur les murs; les autres aux portes, et le reste dans le lac.
Le roi étant conseillé par sa fidèle bague, fut d'abord à la caverne de
la fée; elle l'attendait sous sa figure de Lionne. Dès qu'il parut, elle
se jeta sur lui: il mit l'épée à la main avec une valeur qu'elle n'avait
pas prévue; et comme elle allongeait sa patte pour le terrasser, il la
lui coupa à la jointure, c'était justement au coude. Elle poussa un
grand cri, et tomba; il s'approcha d'elle, il lui mit le pied sur la
gorge, il lui jura par sa foi qu'il l'allait tuer; et malgré son
invulnérable furie, elle ne laissa pas d'avoir peur.
«Que me veux-tu, lui dit-elle, que me demandes-tu?
--Je veux te punir, répliqua-t-il fièrement, d'avoir enlevé ma femme; et
je veux t'obliger à me la rendre, ou je t'étranglerai tout à l'heure.
--Jette les yeux sur ce lac, dit-elle, vois si elle est en mon pouvoir.»
Le roi regarda du côté qu'elle lui montrait, il vit la reine et sa fille
dans le château de cristal, qui voguait sans rames et sans gouvernail
comme une galère sur le vif-argent.
Il pensa mourir de joie et de douleur: il les appela de toute sa force,
et il en fut entendu; mais où les joindre? Pendant qu'il en cherchait le
moyen, la fée Lionne disparut.
Il courait le long des bords du lac: quand il était d'un côté prêt à
joindre le palais transparent, il s'éloignait d'une vitesse
épouvantable; et ses espérances étaient toujours ainsi déçues. La reine
qui craignait qu'à la fin il ne se lassât, lui criait de ne point perdre
courage, que la fée Lionne voulait le fatiguer; mais qu'un véritable
amour ne peut être rebuté par aucunes difficultés. Là-dessus, elle et
Moufette lui tendaient les mains, prenaient des manières suppliantes. À
cette vue, le roi se sentait pénétré de nouveaux traits; il élevait la
voix; il jurait par le Styx et l'Achéron, de passer plutôt le reste de
sa vie dans ces tristes lieux, que d'en partir sans elles.
Il fallait qu'il fût doué d'une grande persévérance: il passait aussi
mal son temps que roi du monde; la terre, pleine de ronces et couverte
d'épines, lui servait de lit; il ne mangeait que des fruits sauvages,
plus amers que du fiel, et il avait sans cesse des combats à soutenir
contre les monstres du lac. Un mari qui tient cette conduite pour ravoir
sa femme, est assurément du temps des fées, et son procédé marque assez
l'époque de mon conte.
Trois années s'écoulèrent sans que le roi eût lieu de se promettre
aucuns avantages; il était presque désespéré; il prit cent fois la
résolution de se jeter dans le lac; et il l'aurait fait, s'il avait pu
envisager ce dernier coup comme un remède aux peines de la reine et de
la princesse. Il courait à son ordinaire, tantôt d'un côté, tantôt d'un
autre, lorsqu'un dragon affreux l'appela, et lui dit:
«Si vous voulez me jurer par votre couronne et par votre sceptre, par
votre manteau royal, par votre femme et votre fille, de me donner un
certain morceau à manger, dont je suis friand, et que je vous demanderai
lorsque j'en aurai envie, je vais vous prendre sur mes ailes, et malgré
tous les monstres qui couvrent ce lac, et qui gardent ce château de
cristal, je vous promets que nous retirerons la reine et la princesse
Moufette.»
«Ah! cher dragon de mon âme, s'écria le roi, je vous jure, et à toute
votre dragonienne espèce, que je vous donnerai à manger tout votre
saoul, et que je resterai à jamais votre petit serviteur.
--Ne vous engagez pas, répliqua le dragon, si vous n'avez envie de me
tenir parole; car il arriverait des malheurs si grands, que vous vous en
souviendriez le reste de votre vie.»
Le roi redoubla ses protestations; il mourait d'impatience de délivrer
sa chère reine; il monta sur le dos du dragon, comme il aurait fait sur
le plus beau cheval du monde: en même temps les monstres vinrent
au-devant de lui pour l'arrêter au passage, ils se battent, l'on
n'entend que le sifflement aigu des serpents, l'on ne voit que du feu,
le soufre et le salpêtre tombent